Extrait du livre

La nuit envahissait le vallon. Des flocons voletaient, qui annonçaient une nouvelle chute de neige. — Maman, on ne peut pas laisser Clément ici! — Nous sommes sur nos terres, les terres de la famille Favre. Ton frère serait content de reposer là, chez nous. Les yeux écarquillés sous le coup de la stupeur, Émeline étouffa une plainte horrifiée. — Tu es folle! Clément mérite un enterrement religieux, il faut l’inhumer au cimetière. — Comment le transporter jusqu’au village, et qui creusera sa tombe? s’enflamma Louise. Nous sommes seules, sans aucun moyen de nous déplacer ou de prévenir le curé. Si une patrouille allemande monte au chalet, nous sommes perdues. — Maman, je t’en prie, je dois agir, pour lui, pour respecter sa mémoire. Je descends au village, je sais où m’adresser. L’ami de Pierre, celui qui l’hébergeait souvent, je te promets qu’il nous aidera. Contre toute attente, sa mère accepta sans protester, peut-être pour satisfaire son désir viscéral d’être seule avec Clément. — Sois prudente, dit-elle seulement. Quand Émeline disparut entre les arbres, Louise réussit à retourner le corps pesant de son fils. Les balles avaient touché le cœur. Une large tache rouge maculait sa veste et son gilet. — Mon enfant, mon pauvre enfant, soupira-t-elle en lui fermant les paupières. Que tu es beau, et combien je t’aime. Les traits de Clément exprimaient une vague surprise mais il était évident qu’il n’avait pas souffert. — Qu’est-ce que je vais dire à ton petit Nicolas? murmura-t-elle. Tu laisses un orphelin de cinq ans ! Mais je ne peux pas te reprocher ton choix. Tu voulais être résistant, chasser nos ennemis et te battre, toujours te battre. Les larmes coulaient à présent sur les joues pâles de Louise. Elle caressa le front de Clément, avant de l’embrasser. — Je n’ai rien pu empêcher, admit-elle d’un air navré. Je le savais, mon fils, oui je savais que cette guerre me briserait à jamais le cœur et l’âme. Dieu merci, Jeanne et la petite Marie sont à l’abri, dans un bourg d’un canton suisse. Et ce matin, j’ai confié Nicolas à mes amis parisiens qui logent chez Antoine. Louise évoqua le visage émacié de son frère, le docteur Favre. Après avoir servi dans la Croix-Rouge, il était revenu soigner les gens de Combloux. — Si nous t’enterrons au cimetière, je ne reviendrai jamais ici, Clément, ajouta-t-elle. Tant pis si je condamne le chalet à l’abandon, lui qui nous a abrités durant trois ans. Ce lieu t’a vu mourir, pour moi il demeurera souillé par ton sang. Vaincue par une profonde douleur morale, Louise s’allongea contre le corps de son fils. La neige ruisselait, mais elle ne la sentait même pas.